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Le don/contre-don à l’épreuve d’un dispositif tutoral : des conséquences dans le domaine de la pédagogie universitaire ?

Alain Baudrit

Résumés

Un dispositif tutoral mis en place à la Faculté de Médecine de l’Université de Bordeaux 2 donne à voir des pratiques assez proches du don/contre-don, système d’échanges observé par l’anthropologue Marcel Mauss dans de nombreuses sociétés archaïques. En effet, des étudiants ont tendance à rendre ce qu’ils ont reçu. Aidés en première année d’études médicales par d’autres plus avancés dans le cursus, ils sont ensuite volontaires pour venir à leur tour en aide à des pairs débutants. Ceci de façon renouvelée à chaque rentrée universitaire. Des apparences peut-être trompeuses vu le contexte compétitif propre aux études médicales et compte tenu du fait que sociétés archaïques et sociétés modernes ne peuvent être confondues. Telle est la question soulevée dans cet article à l’appui de travaux portant sur les états psychologiques, les processus identitaires et l’image qu’ont d’elles-mêmes des personnes amenées à recevoir des autres aide et soutien ou, au contraire, à apporter aux autres aide et soutien. Une question également de nature à interroger les pédagogies universitaires dont une des principales missions consiste à lutter contre l’échec dans les premiers cycles de l’enseignement supérieur.

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Texte intégral

1Plusieurs études réalisées dans les années 60 et 70 montrent qu’un état affectif positif, le fait de se sentir bien, peut inciter les personnes à venir en aide à autrui. Par exemple, le succès dans la réalisation d’une tâche est de nature à provoquer un tel état et, subséquemment, l’existence de comportements prosociaux (de type soutien, attention portée aux autres) est bien vérifiée, ceci comparativement à des sujets dont l’état affectif est contrarié par un échec dans une activité préalable (Berkowitz & Connor, 1966 ; Isen, 1970 ; Isen & Levin, 1972). Dit autrement, un aidant potentiel pourrait sommeiller en toute personne dont l’état de bien-être fait suite à une réussite enregistrée lors d’une réalisation antérieure. Sans compter que cette réussite peut être due à une action d’aide venue à bon escient. Tels ces étudiants en médecine de l’Université de Bordeaux 2, d’abord en position de tutorés lors de leur première année d’études médicales (PCEM 1), que l’on retrouve après en situation de tuteurs auprès d’autres débutants dans le cursus (Massadimi, 1998 ; Baudrit, 2015). Aide reçue/aide rendue paraît être la stratégie à l’œuvre lorsque le premier acte se solde par un succès, ce qui est le cas ici. Un succès d’ailleurs inespéré pour bon nombre d’entre eux vu les difficultés rencontrées au cours de PCEM 1, il leur aura fallu redoubler voire tripler cette année-là pour finalement pouvoir passer en PCEM 2. À l’issue d’un tel parcours ils ne peuvent qu’être satisfaits, un état psychologique largement dû au soutien dont ils ont pu bénéficier de la part de pairs plus avancés dans les études. Sans eux, ils auraient pu effectivement échouer. D’où leur propension à rendre ce qu’ils ont reçu, à restituer l’acte qui leur a épargné déconvenues ou désagréments.

2Le don/contre-don décrit par Mauss (2008/1923-1924) dans de nombreuses sociétés archaïques paraît visible en la circonstance. Les acteurs se sentent redevables de l’aide reçue à une période bien précise de leur vie, notamment lorsque celle-ci est loin d’être limpide. D’où la plus-value attribuée à cette aide. Cela dit, le parallèle peut s’arrêter là. S’il répond au même principe de réciprocité, l’échange-don dont il vient d’être question a peu de choses à voir avec celui que l’anthropologue a pu observer dans les sociétés archaïques où il s’agit surtout d’échanger présents, fêtes, nourritures, cérémonies, etc. Sans compter que l’organisation de ces sociétés est différente des nôtres, tout comme le sont les relations entre les individus, les systèmes de règles en vigueur. Convient-il alors de réviser à la baisse l’existence du don/contre-don à l’intérieur des sociétés modernes ? C’est bien le sens de la réponse apportée par Caillé (2004) à cette question : « Il nous semble que l’obligation de donner, recevoir et rendre, ne se manifeste plus de manière dominante et en tant que telle aujourd’hui » (ibid., p. 169). Une baisse en termes d’occurrences mais aussi des modifications dans l’esprit même du don/contre-don, telle est selon cet auteur la nouvelle donne, ce qui caractériserait maintenant l’échange-don dans un contexte social et culturel autre que celui examiné par Mauss (2008/1923-1924). Alors étudions cette affaire d’un peu plus près à l’appui du dispositif tutoral dont il vient d’être question et essayons de voir, en termes de pédagogies universitaires, ce qu’elle est susceptible de révéler.

3Il convient en effet de rappeler qu’en France, dans les années 1990, « les politiques du service public d’enseignement supérieur ont développé (…) des dispositifs destinés à la prévention de l’échec en premier cycle et la promotion de l’égalité des chances » (Annoot, 2012, p. 49). Les États Généraux de l’Université organisés en 1996 par le Ministère de l’Éducation Nationale soulignent en particulier « l’importance de mesures à prendre pour favoriser la réussite des étudiants à l’entrée à l’Université » (ibid., p. 49). À compter de 1998 la méthode tutorale fait officiellement partie de ces mesures suite à un arrêté ministériel, mais elle est déjà visible quelques années auparavant à l’Université de Bordeaux 2 où « le tutorat pour le PCEM 1 a été mis en place au début du premier trimestre de l’année 1995 » (Quinton, 1996, p. 90). C’est dire qu’il y a des attentes fortes en matière d’équité entre les étudiants par le biais d’une telle mise en œuvre : « Proposer un dispositif d’aide au travail personnel ouvert à tous, tel est bien l’objectif visé, ceci afin de contrebalancer le système des cours privés seulement accessible à certains » (Baudrit, 2015, p. 202). Ainsi, il est surtout question de lutter contre des formes d’injustice au sens où des étudiants bénéficient d’avantages interdits à d’autres faute de ressources financières suffisantes. En la circonstance, le tutorat est convoqué en tant que tel dans le cadre des pédagogies universitaires propres aux études de médecine. Comme une méthode censée apporter une aide et un soutien pédagogique à qui le souhaite en PCEM 1 en l’absence de toute sélection ou condition d’accès, aide et soutien assurés par des étudiants expérimentés. Maintenant reste à savoir si ces derniers sont bien dans le contre-don, si le fait d’avoir connu et vécu cette situation en tant que tutorés les met dans des dispositions psychologiques à même de rendre la pareille. Rappelons qu’ils doivent pour une grande part leur succès en PCEM 1 au dispositif examiné, d’où une satisfaction quasi naturelle aisément compréhensible par la suite. Cela dit, sont-ils toujours dans cette dynamique lorsqu’à leur tour ils sont en charge de pairs tutorés ? Est-ce bien dans le même état d’esprit qu’ils conçoivent leur mission tutorale ? Essayons d’apporter des éléments de réponse à ces questions.

Un don véritablement rendu ?

4Les conséquences des états affectifs ont été étudiées à la fois dans des cadres expérimentaux et naturels. Ces états peuvent être provoqués par la lecture de textes qui décrivent des scènes d’allégresse ou de tristesse (Aderman, 1971), par l’attribution ou non de récompenses (Isen & Levin, 1972) ou encore par le biais d’interactions entre deux personnes dont l’une a besoin d’aide quand l’autre se trouve être un aidant potentiel, situation courante entre étudiants à l’université (Aderman & Berkowitz, 1970). Dans ce dernier cas, les chercheurs observent un passage à l’acte plus fréquent de la part de la seconde lorsqu’elle est sensibilisée à l’empathie et gratifiée pour service rendu. Autant d’interventions susceptibles d’entraîner bien-être et joie chez l’aidant potentiel qui, dans ces conditions, ne paraît pas hésiter à se muer en aidant bien réel. L’absence d’interventions de ce type se solde par moins de comportements prosociaux du côté de ceux qui pourraient se manifester de la sorte. De même, des interactions verbales positives entre interlocuteurs peuvent être à l’origine de tels comportements autant dans un contexte où l’aide est sollicitée (Berkowitz & Macaulay, 1970) que dans un autre où elle ne l’est pas (Isen, Becker & Fairchild, 1972). Cet ensemble de résultats porte à croire que le fait de « se sentir bien incite à aider. Parce que cet état a été travaillé de diverses manières et dans des situations différentes, et parce que les mesures d’aide et les populations étudiées sont également variées, cette relation paraît être empiriquement éprouvée » (Isen & Levin, 1972, p. 387 ; trad. pers.).

5Les études réalisées ultérieurement vont dans le même sens. Elles ont même tendance à montrer qu’un état affectif positif ne se limite pas, en termes d’effet, à une simple aide fournie. Une plus large palette de comportements prosociaux est concernée. Les personnes se montrent ainsi plus bienveillantes et compréhensives à l’égard des autres (Isen & Simmonds, 1978 ; Forest et al., 1979), également moins agressives (Baron & Ball, 1974 ; Baron, 1984), plus charitables (Isen, 2001), elles font preuve de plus de bonté (Mischel, Coates & Raskoff, 1968), elles sont plus enclines à converser avec autrui (Batson et al., 1979) et font davantage état de conduites coopératives (Piliavin et al., 1982). Reste que ce genre de démarches mérite quelques explications. Celle qui est avancée par Isen (1987) est ainsi explicitée : « Lorsqu’une personne joyeuse aide, c’est pour maintenir son état positif » (ibid., p. 207 ; trad. pers.). Une position corroborée par des études réalisées sur des personnes amenées à mettre en œuvre des activités incompatibles avec leurs états psychologiques positifs (Isen & Simmonds, 1978) ou d’autres à qui il est suggéré de servir des causes auxquelles elles n’adhèrent pas (Forest et al., 1979). Dans un cas comme dans l’autre, il y a « évitement des tâches qui sont susceptibles de mettre à mal les sensations positives » (Isen, 1987, p. 208 ; trad. pers.). Une intervention à caractère bienfaiteur semble ainsi permettre le maintien d’un certain bien-être chez l’individu aidant, ce qui à l’évidence contredit plutôt la thèse altruiste entendue comme « un état motivationnel dont le but ultime est d’accroître le bien-être d’autrui » (Batson, 1991, p. 6 ; trad. pers.). Ainsi l’aide fournie aurait moins pour vocation de contribuer au bien-être de la personne aidée que d’éviter une déstabilisation psychologique du côté de la personne aidante. Voyons s’il y a bien là matière à expliquer le fonctionnement du tutorat universitaire dont il vient d’être question en introduction.

6Le dispositif tutoral étudié par Massadimi (1998) à la Faculté de Médecine de l’Université de Bordeaux 2 paraît bien empreint de valeurs altruistes s’agissant, dans ses fondements, de « briser l’idée d’une sélection par l’argent » (Quinton, 1996, p. 89). Ce dernier auteur montre en effet, par le biais d’études statistiques réalisées sur plusieurs cohortes d’étudiants, que l’accès aux cours privés permet aux étudiants de PCEM 1 d’accroître considérablement leurs chances de réussite à la fin de cette année d’études et, partant, d’entrer en PCEM 2 (Quinton, 1996, 1997). Un avantage réservé aux seuls étudiants dont les moyens financiers sont suffisants pour pouvoir suivre ces cours. Le dispositif mis en place a ainsi pour vocation de lutter contre de telles inégalités, aussi se présente-t-il comme un service gratuit, de libre accès, ouvert à tous ceux qui souhaitent bénéficier d’une « aide aux apprentissages dont la mise en œuvre est assurée par des tuteurs-étudiants avancés dans le cursus universitaire auprès d’étudiants de première année de premier cycle » (Bédouret, 2002, p. 9). L’entreprise n’a pas d’autres ambitions, le tutorat universitaire se présente essentiellement comme « une réponse dont l’exégèse se trouve dans l’inadmissible idée que la dure sélection en PCEM 1 a engendré la création des cours de soutien dont le monopole est détenu par les cours privés » (Massadimi, 1998, p. 29). La visée altruiste paraît bien être là s’agissant d’une action destinée à celles ou ceux qui a priori souffrent de désavantages notoires, ne sont pas sur un pied d’égalité avec nombre de leurs pairs. Une enquête par questionnaire réalisée par cet auteur montre que les usagers de ce service sont issus de la classe sociale moyenne pour 48 % d’entre eux, 22 % sont issus de milieux sociaux défavorisés. Beaucoup ont connu des difficultés en PCEM 1 ayant redoublé, quand ce n’est pas triplé, cette année-là avant de pouvoir passer en PCEM 2. Donc des étudiants tutorés au cours de leur première année d’études médicales que l’on retrouve majoritairement ensuite dans la position de tuteurs pour venir en aide à des pairs débutants et ceci de façon renouvelée d’année en année. Le système semble s’autoréguler ainsi, « sur la base d’un turnover où les protagonistes se livrent à un jeu de dons/contre-dons rythmé par le calendrier universitaire, chaque année étant marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs, les uns inscrits dans un nouveau rôle, les autres dans un rôle nouveau. Nouveau rôle s’agissant de passer de tutoré à tuteur, rôle nouveau pour ceux qui souhaitent être tutorés à leur entrée à l’université. Les premiers sont dans le contre-don que les seconds reçoivent sous forme de don » (Baudrit, 2015, p. 205). Est-ce bien surprenant ? Peut-on s’étonner d’une telle continuité ? En fait pas vraiment.

7Dans des domaines aussi différents que ceux de la santé (Petiot, 2010 ; Baudrit, 2012) ou de l’éducation (Baudrit, 2002, 2011), le fait d’« être passé par là » est loin d’être anodin : « Avoir connu des difficultés à l’entrée dans un cursus ou au début d’une formation, et avoir bénéficié d’une aide à ce moment-là, est plutôt de nature à donner l’envie d’aider par la suite (…). Voilà une expérience qui apparemment ne laisse pas les personnes indifférentes, sans réaction, certainement parce que sensibles au fait d’avoir reçu le soutien des autres à des moments plus ou moins difficiles de leur vie. Aussi sont-elles naturellement portées à restituer l’acte qui leur a épargné échecs ou désagréments » (Baudrit, 2015, p. 205). Rendre ce que l’on a reçu paraît tout à fait logique en la circonstance, d’où l’idée du don/contre-don empruntée à Mauss (2008/1923-1924). Cela dit, le fait d’être redevable autorise peut-être une explication certes nécessaire mais non suffisante. L’obligation de rendre afin de ne pas culpabiliser et, partant, pour maintenir un état psychologique positif paraît être un scénario tout à fait recevable dans le cas qui nous intéresse. Franchir le seuil de PCEM 1, étape très compliquée pour les étudiants qui ne peuvent bénéficier des cours privés, ne peut que laisser des traces positives. Et il s’agit bien sûr de les conserver le plus longtemps possible. Qui souhaiterait retomber dans le désarroi ou se sentir de nouveau stressé en pareilles circonstances ? Une action positive à l’attention d’autrui semble bien de nature à garantir le maintien des premières sensations ce qui, quelque part, n’est pas sans conséquence sur l’esprit du don : le don de soi ne deviendrait-il pas aussi don pour soi ? Pour son propre bien-être ? Il y a là une éventualité qui pourrait se présenter comme une nouvelle donne vu qu’en général « ce qu’on reçoit, et dont on a ainsi obtenu la possession - de n’importe quelle façon - on ne le garde pas pour soi, sauf si on ne peut s’en passer ; d’ordinaire, on le transmet à quelqu’un d’autre » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 189). Ainsi, la vocation du don/contre-don n’est peut-être pas seulement à trouver dans la transmission lorsqu’il s’agit de resituer la logique maussienne du don dans les sociétés modernes. Un don/contre-don également tourné vers soi n’est pas à exclure s’agissant de maintenir un état psychologique positif par le biais d’interventions non moins positives destinées à autrui. Une thèse qui mérite évidemment de plus amples vérifications mais dont nous avons déjà quelques illustrations, par exemple dans la culture philanthropique contemporaine, où « chacun essaie de surpasser l’autre dans la volonté de donner afin de s’octroyer un prestige au sein du groupe de pairs » (Adloff & Mau, 2006, p. 117 ; trad. pers.). Se donner bonne conscience pour s’assurer bonne confiance, telle est la stratégie apparemment à l’œuvre ici.

8La triple obligation de donner, recevoir et rendre décrite par Mauss (2008/1923-1924) pourrait donc être questionnée dans sa phase finale : l’acte de rendre. Acte bienfaiteur traditionnellement orienté vers un donataire, mais dans lequel le donateur saisirait quand même l’occasion de tirer avantage à titre purement personnel en termes de bien-être, de confort psychologique, de prestige ou autre. Pourquoi pas ? Mais si l’acte de rendre semble problématique, celui de recevoir pourrait l’être tout autant toujours dans le cas qui nous intéresse.

Un don véritablement reçu ?

9C’est ce qui ressort d’études réalisées suite aux travaux présentés précédemment. Si le principe de réciprocité est couramment convoqué pour expliquer le fait de rendre après avoir reçu (Cialdini & Goldstein, 2004), ceci dans la continuité de la thèse maussienne de l’obligation, il n’en demeure pas moins que la première phase du processus peut poser quelques problèmes du côté des personnes concernées. D’abord parce que les états psychologiques positifs dont il vient d’être question peuvent être de courte durée. Isen, Clark et Schwartz (1976) estiment à 20 minutes le délai après lequel les individus sont moins tentés par la réciprocité. Phénomène observé auprès de 42 personnes à qui des places de parking bien situées ont été offertes pour stationner leur véhicule. Les unes sont sollicitées immédiatement après pour rendre service à quelqu’un en quête d’un numéro de téléphone, ce qu’elles font. Les autres le sont plus tard et ont plus tendance à rechigner pour rendre le même service. Ensuite, être bénéficiaire d’une aide fournie par autrui peut éveiller un sentiment de dépendance ou d’incompétence (Fisher, Nadler & Whicher-Alagna, 1982) et, ce faisant, « l’aide est perçue comme une menace parce qu’elle suppose que le bénéficiaire est un inférieur ou quelqu’un qui se trouve dans l’incapacité de réaliser une tâche seul » (Newsom, 1999, p. 4 ; trad. pers.). La théorie de l’estime de soi est effectivement convoquée en la circonstance par le fait que les personnes se sentent dévalorisées pour avoir été aidées, signe d’une incapacité à mener à bien une activité en l’absence d’un soutien venu de l’extérieur. Impression d’autant plus marquée que les mêmes personnes peuvent également, toujours à cette occasion, être animées par un sentiment de frustration à l’idée de ne pouvoir s’inscrire dans la réciprocité (Newsom & Schulz, 1998). Et ne pas être en mesure de rendre ce que l’on a reçu est bien de nature à rompre « la chaîne temporelle du don » (Godbout, 1992, p. 52).

10Les étudiants en médecine enquêtés par Massadimi (1998) à l’Université de Bordeaux 2 ne semblent pas s’inscrire dans ce mouvement, apparemment ils perpétuent la chaîne du don d’une promotion à l’autre. Tutorés lors de PCEM 1, une grande majorité fait le choix d’être tuteurs à partir de PCEM 2 auprès d’étudiants débutants dans le cursus ce qui, après tout, surprend quelque peu vu le climat compétitif propre aux études de médecine : « Ceux qui franchissent le cap de cette année (de PCEM 1) sont de vrais compétiteurs, suffisamment aguerris non plus simplement au défi intellectuel mais aussi et en même temps au combat psychologique que suppose le travail dans les conditions de la première année de médecine » (ibid., p. 14). La question est donc de savoir pourquoi ces étudiants font un tel choix dans un cadre qui ne s’y prête guère : « Que des étudiants viennent au tutorat pour accroître leurs chances de succès aux examens terminaux de première année, quoi de plus normal ? Qu’ils rendent ensuite la pareille pourrait l’être beaucoup moins. Ils le font auprès de pairs qui, un jour ou l’autre, peuvent devenir des concurrents directs par exemple aux concours de l’internat ou, encore, pour accéder aux différentes spécialités médicales (…). Par le biais du contre-don ils sont ainsi susceptibles de faciliter la tâche de futurs rivaux potentiels et, par la même, de compliquer la leur » (Baudrit, 2015, p. 206). Alors, qu’est-ce qui les anime dans cette entreprise ? D’où vient leur motivation à venir en aide à autrui ? Comment expliquer ces conduites à caractère prosocial dans un contexte plutôt compétitif ?

11La réponse à ces interrogations est peut-être à aller chercher dans une quête d’identité qu’ils trouveraient plus dans l’aide rendue que dans l’aide reçue. Cette dernière, nous venons de le voir, n’est pas particulièrement gratifiante pour le destinataire. La première l’est beaucoup plus pour celui qui en est à l’origine. En conséquence, « il y a dans l’acte de recevoir le risque identitaire de se voir comme un bénéficiaire passif, qui ne peut pas être compatible avec l’efficacité personnelle et l’engagement requis par un comportement prosocial » (Grant & Dutton, 2012, p. 34 ; trad. pers.). Un constat qui amène ces auteurs à poser l’hypothèse suivante : « Les gens sont plus enclins à initier et encourager des comportements prosociaux quand ils pensent aux services rendus que lorsqu’ils voient les bénéfices obtenus » (ibid., p. 34 ; trad. pers.). C’est donc plus l’idée d’être bienfaiteur que celle d’être bénéficiaire qui les fait s’intéresser aux autres, rendre service ou venir en aide à autrui. Une sorte de don qui n’appellerait pas un contre-don dans la mesure où ce dernier serait peu flatteur ? Susceptible d’affecter la personne ? À même d’entacher l’image qu’elle souhaite donner d’elle-même ? Ces questions méritent effectivement examen.

12Afin de vérifier cette hypothèse, les auteurs ont mis en place deux protocoles de recherche dans l’enseignement supérieur. Le premier, sur le terrain, a consisté à observer des collecteurs de fonds chargés de trouver des financements en vue de projets et de constructions universitaires. Ils ont été invités à tenir un journal sur leurs activités quotidiennes. Deux situations sont particulièrement étudiées par les chercheurs : 1) lorsqu’ils reçoivent des subsides ; 2) quand ils allouent des fonds. Parallèlement, leurs conduites prosociales sont estimées sur la base du nombre d’appels téléphoniques passés librement à d’anciens étudiants pour solliciter des dons en faveur de l’université. Le décompte de ces appels au fil du temps montre une augmentation de ceux-ci quand les collecteurs de fonds sont en situation de bienfaiteurs et une stabilisation lorsqu’ils sont bénéficiaires. Autrement dit, ils contactent plus les anciens étudiants dans la perspective d’allouer des fonds que pour en recueillir, l’acte de donner semble à leurs yeux plus important que celui de recevoir. Le second protocole de recherche concerne 84 étudiants qui travaillent, moyennant rémunération, pour une société privée spécialisée dans les enquêtes de satisfaction, les études de marchés ou le lancement de nouveaux produits. Ils sont répartis dans trois conditions différentes. Dans la condition bénéficiaire, il leur est demandé d’évoquer trois événements récents où ils ont reçu des autres de l’aide ou du soutien d’ordre psychologique, financier, professionnel ou autres. Dans la condition bienfaiteur, ils ont au contraire à décrire trois expériences récentes d’aide ou de soutien apporté à autrui dans les mêmes domaines. Dans la condition contrôle, un sujet neutre (leurs trois plats préférés) fait l’objet d’une présentation. Au cours du mois de juin 2011, lorsqu’ils viennent pour percevoir leur rémunération, il leur est rappelé qu’un tremblement de terre et un tsunami ont affecté le Japon le 11 mars dernier. Afin d’aider les victimes de cette catastrophe naturelle, la Croix Rouge Américaine recueille des fonds et c’est en ce sens qu’ils sont sollicités. La somme qu’ils décident d’allouer est défalquée de leur salaire, un don qui a valeur d’indicateur en matière de conduites prosociales. À cette occasion, Grant et Dutton (2012) font le constat suivant : « Les participants de la condition bienfaiteur sont significativement plus enclins à donner de l’argent (46,15 %) que ne le sont ceux de la condition bénéficiaire (21,43 %) et ceux de la condition contrôle (13,33 %) » (ibid., p. 37 ; trad. pers.). Une nouvelle fois, l’acte de donner paraît prendre le pas sur celui de recevoir

13Ces deux études semblent finalement mettre à mal la thèse du don/contre-don, ce dont les auteurs s’étonnent quelque peu : « Nous avons été surpris de voir que les bienfaits venant des autres ne sont pas à l’origine d’une augmentation significative de comportements prosociaux » (Grant & Dutton, 2012, p. 37 ; trad. pers.). Alors à quoi attribuent-ils cette absence de lien ? Comment se fait-il que la situation de donateur soit autant privilégiée ? À ces questions, ils apportent la réponse suivante : « Quand les gens réfléchissent au fait de recevoir le même type de bienfait qu’ils ont l’opportunité de donner, ils pourraient considérer les comportements prosociaux comme plus recommandables et conformes à la norme (…). Être bienfaiteur peut engendrer un sentiment de responsabilisation : la personne peut être identifiée comme capable et compétente » (ibid., p. 37 ; trad. pers.). En termes de construction identitaire, la situation d’aidant semble effectivement plus enviable que celle d’aidé, aux yeux des autres elle met plus les personnes en valeur. Un phénomène souvent observé au niveau des pratiques tutorales où la position de tutoré « peut inscrire la personne dans un rapport de dépendance, lui conférer un statut social plus ou moins dévalorisant » (Baudrit, 2002, p. 16). Les étudiants en médecine étudiés par Massadimi (1998) à l’Université de Bordeaux 2 pourraient se situer dans cette mouvance. Tutorés en PCEM 1, cet auteur les retrouve par la suite en situation de tuteurs auprès de pairs débutants. Outre la stratégie du don/contre-don, n’ont-ils pas aussi pour intention de pallier aux inconvénients liés au premier rôle en termes de visibilité sociale ? De positionnement au sein d’un collectif ? Il n’est pas interdit de le penser notamment vu le contexte compétitif propre aux études médicales dont il a déjà été question. Concurrents potentiels, les étudiants en médecine semblent l’être très souvent et, dans ces conditions, il vaut mieux donner une image positive de soi, se montrer le plus possible à son avantage. Et c’est beaucoup plus dans l’aide fournie que dans l’aide reçue qu’ils sont susceptibles d’y parvenir. Une aide fournie qui, finalement, pourrait plus bénéficier à l’aidant qu’à l’aidé.

Discussion finale

14Nous sommes partis de la théorie maussienne du don/contre-don pour expliquer les mécanismes à l’œuvre dans le cadre d’un tutorat où, visiblement, des étudiants rendent ce qu’ils ont reçu. Il y a là une observation importante s’agissant d’une méthode convoquée dans le cadre des pédagogies universitaires dont il est précisément attendu qu’elle contribue à l’égalité des chances dans l’enseignement supérieur, ceci notamment dans le cursus médical où l’accès aux cours privés est à l’origine de fortes disparités entre les étudiants au terme de la première année d’études. Sans compter ses effets escomptés plus généralement au niveau des premiers cycles universitaires afin de limiter les phénomènes de type échecs ou abandons observés de façon récurrente à ce moment-là. Permettre à un plus grand nombre de franchir ces étapes par le biais d’une aide et d’un soutien assurés par des pairs plus avancés dans les études, tel est bien le but visé. Ces derniers peuvent effectivement mettre leur expérience à disposition des étudiants débutants pour adopter des méthodes de travail, revoir les cours ou préparer les examens. Apports dont ils ont eux-mêmes bénéficié lorsqu’ils sont entrés dans l’enseignement supérieur. Jusqu’ici, la thèse du don/contre-don paraît recevable.

15N’oublions cependant pas qu’elle a été élaborée par Mauss (2008/1923-1924) sur la base d’un examen minutieux des systèmes d’échanges au sein des sociétés archaïques. Dans ces conditions, il n’y aurait rien de très surprenant à ce qu’elle ne soit pas entièrement vérifiée dans un autre contexte et avec d’autres acteurs. Ainsi, les étudiants en médecine enquêtés par Massadimi (1998) semblent bien s’inscrire dans l’échange et concernés par la réciprocité mais, en regardant les choses d’un peu plus près, nous avons vu que d’autres stratégies pourraient aussi les animer. Ce qui nous amène à interroger la distinction entre don archaïque et don moderne, dont Godbout (1992) se fait l’écho, lorsqu’il constate que dans nos sociétés « une proportion significative des dons ne sont pas rendus, ce que l’on a eu tendance à oublier à force de souligner et de vouloir comprendre pourquoi et comment les dons étaient le plus souvent rendus » (ibid., p. 190). Un don archaïque fait de réciprocité, un don moderne plus inscrit dans l’unilatéralité ; telles sont effectivement les thèses défendues par cet auteur. Une unilatéralité qu’il trouve dans le don du sang, d’organes, le bénévolat, le don aux enfants ou encore « l’héritage où l’héritier est parfois un pur canal de transmission » (ibid., p. 105). Dès lors, la triple obligation de donner-recevoir-rendre, chère à Mauss (2008/1923-1924), est susceptible d’être questionnée en ce qu’elle pourrait perdre une de ses caractéristiques majeures : la réciprocité.

16Elle l’est d’autant que le don peut dorénavant prendre des formes plus ou moins insolites, se présenter bien différemment. N’avons-nous pas identifié quelques distorsions dans l’acte de rendre ? Un acte a priori favorable au donataire, mais en fait plus profitable au donateur pour son bien-être ou afin de maintenir un état psychologique positif. L’acte de recevoir n’est pas moins problématique. Encore une fois orienté vers le donataire, il est finalement susceptible de le desservir au regard de l’image dévalorisée qu’il donne de lui-même à cette occasion. En conséquence, la position de donateur paraît bien plus enviable en termes de prestige social notamment lorsque concurrence il y a entre les personnes. Voilà bien des observations qui incitent à reconsidérer le système maussien du don où « les choses valent ce que vaut la relation (entre les personnes) et la nourrissent » (Godbout, 1992, p. 18). Quid de ce lien intime entre les acteurs du don et ce qui est échangé ? Que dire maintenant de l’échange-don dans un contexte sociétal différent ? À la limite, peut-on encore parler de don/contre-don tellement le don archaïque paraît lointain ?

17Déjà, en son temps, le célèbre anthropologue avait perçu une nouvelle donne dans les sociétés modernes, il s’était livré à une étude comparative avec les sociétés archaïques dont il décrit ainsi l’organisation : « À l’intérieur de ces groupes, les individus, même fortement marqués, étaient moins tristes, moins sérieux, moins avares et moins personnels que nous ne sommes ; extérieurement tout au moins, ils étaient ou sont plus généreux, plus donnants que nous (…). C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé, à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre » (Mauss, 2008/1923-1924, p. 277). Autrement dit, selon lui les sociétés modernes pourraient être confrontées à un mal nommé individualisme, mal qui tient à « l’égoïsme de nos contemporains et à l’individualisme de nos lois » (ibid., p. 263). Un individualisme précisément situé aux antipodes de l’altruisme, ce dernier étant pourtant l’ingrédient indispensable : « Le don authentique suppose un altruisme véritable » (Godbout, 1992, p. 22). Alors existerait-il un altruisme fictif basé sur l’individualisme ? C’est fort possible quand l’on sait qu’un donateur peut tirer profit de la situation pour lui-même et, partant, oublier quelque peu les bienfaits dont le donataire est censé bénéficier. Le don pour soi pourrait être ainsi fait, bien abrité sous un altruisme de façade, apparemment orienté vers un tiers mais en réalité égocentré. Andreoni (1990) parle d’ailleurs à ce sujet d’altruisme impur.

18Pour finir, rappelons les fondements du dispositif tutoral examiné par Massadimi (1998) à la Faculté de Médecine de l’Université de Bordeaux 2. Il a pour vocation d’endiguer la sélection par l’argent et, partant, de faire que les chances de succès des différents étudiants soient moins disproportionnées notamment à la fin de PCEM 1. Un but très louable dans un contexte peu compatible. L’ambiance compétitive propre aux études médicales incite plus à l’individualisme qu’à l’altruisme. D’où l’idée que les étudiants, une fois installés dans le rôle de tuteur, soient plus gouvernés par l’intérêt personnel et moins par celui de leurs tutorés. Cette thèse mérite bien sûr de plus amples vérifications, mais elle incite à réexaminer la question princeps posée par Mauss (2008/1923-1924) s’agissant du don/contre-don : « Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » (ibid., p. 148). L’anthropologue avait alors trouvé une réponse dans la tradition maorie : « Ce qui dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose pour lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire » (ibid., p. 159). Dans le cas qui nous intéresse, l’échange consiste en une aide aux apprentissages lors de la 1ère année d’études de médecine. D’abord reçue, elle semble ensuite rendue une fois ce cap passé. Sauf qu’un doute existe quant à la véracité des faits au regard du contexte compétitif propre à ce cursus universitaire. De plus, l’acte de rendre ne concerne pas celui qui a donné, mais un tiers qui entre dans le même cursus. Et ceci de façon renouvelée à chaque rentrée universitaire. Autant de facteurs susceptibles d’affaiblir la force du don évoquée par Mauss ? À même de faire que l’échange-don serve plus la cause personnelle et moins la relation interpersonnelle ? Il y a peut-être de cela dans le don moderne. Reste que les acteurs concernés par de telles pratiques ne sont pas obligatoirement enclins à les livrer, d’où la difficulté de l’entreprise pour qui souhaite en savoir plus sur la question. Des investigations supplémentaires paraissent donc s’imposer en la matière.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alain Baudrit, « Le don/contre-don à l’épreuve d’un dispositif tutoral : des conséquences dans le domaine de la pédagogie universitaire ? »Éducation et socialisation [En ligne], 45 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/2289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.2289

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Auteur

Alain Baudrit

Professeur des Universités, Chercheur au Laboratoire LACES (EA 4140), Faculté des Sciences de l’éducation, Bordeaux

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